Auriez-vous imaginé qu’une grande partie de la Gen Z africaine s’identifierait davantage à Naruto qu’à des icônes comme Mansa Musa, Um Nyobé, le Sultan Ibrahim Njoya, Chaka Zoulou ou même Soundiata Keïta ?
Et pourtant, traversez aujourd’hui un lycée, une faculté, un taxi ou un marché animé du continent, et vous verrez des bandeaux de Konoha, des stickers d’anime sur les téléphones, des discussions autour de One Piece, Demon Slayer ou Jujutsu Kaisen. Les figures historiques africaines se retrouvent en concurrence avec des héros japonais devenus symboles culturels d’une génération entière.
Pourtant, pour beaucoup d’entre nous (millénial né dans les années 80), tout a commencé bien plus modestement.
Je revois encore les trottoirs bruissants de Bamenda, où je feuilletais des Dragon Ball d’occasion vendus par des commerçants ambulants. Pages déchirées, couvertures usées, parfois scotchées… mais pour nous, c’était l’or pur. À l’école, ceux qui en possédaient un exemplaire étaient presque vénérés. On se les prêtait en secret.
Personne n’aurait pu imaginer que cette fascination deviendrait un jour un phénomène continental.
Aujourd’hui, le manga est un langage universel en Afrique, et paradoxalement, le piratage a contribué à cette explosion.
Mais pendant que le manga prospère, la BD africaine lutte pour exister.
COMMENT LA FOLIE MANGA A CONQUIS L’AFRIQUE

Bien avant les applications numériques, l’anime s’était déjà invité dans nos foyers. Les chaînes satellitaires, en particulier les blocs francophones comme « MANGAS » diffusés en Afrique, ont permis aux jeunes de découvrir Goku, Naruto, Luffy et tant d’autres.
Aujourd’hui encore, les médias francophones analysent ce phénomène, comme l’explique France 24 dans un reportage sur « L’essor de la culture japonaise en Afrique francophone » :
Quand les smartphones sont arrivés, tout s’est accéléré : scans pirates, fansubs, groupes WhatsApp, plateformes illégales…
Le manga n’était plus rare , il était omniprésent.
Au Cameroun, le succès du K-mer Otaku Festival en est la preuve. L’édition récente attire entre 10 000 et 15 000 visiteurs passionnés :
Partout en Afrique, les jeunes vibrent au rythme des mêmes titres. Le manga parle d’efforts, de fraternité, de chutes et de victoires — une énergie qui résonne profondément dans leur quotidien.
LE COÛT POUR LES CRÉATEURS AFRICAINS

Pendant que le manga prospère, la BD africaine paie le prix fort.
Chez Zebra Comics PLC, pionnier des webtoons africains, un incident récent l’a démontré : des jeunes ont piraté des séries entières de l’application officielle et les ont repostées sur Facebook et Telegram.
Lorsqu’on les a contactés, leur réaction était presque irréelle :
« On vous aide. On vous fait de la pub. »
Pour eux, ce n’était pas du vol. C’était normal.
Ce n’est qu’après des menaces de poursuites judiciaires que le contenu a été retiré.
Ce genre d’attitude révèle un problème profond :
- Les créateurs africains sont constamment comparés au Japon.
- On exige d’eux une qualité équivalente à celle d’industries ayant 70 ans d’avance structurelle.
- On refuse de payer 50 ou 100 francs CFA, alors que des œuvres étrangères sont consommées gratuitement pendant des années.
Les conséquences sont dramatiques :
épuisement mental, séries abandonnées, studios freinés, talents découragés.
LES BLESSURES INTIMES DU PIRATAGE

Le piratage ne détruit pas seulement des revenus.
Il détruit la confiance.
Imaginez un jeune artiste qui adapte les contes de sa grand-mère en webtoon. Il passe des nuits entières à dessiner.
Une semaine après, son œuvre apparaît sur un site pirate.
Plus de crédit.
Plus de contrôle.
Plus de reconnaissance.
Le piratage crée une génération habituée à consommer gratuitement — et qui considère l’art africain comme devant être gratuit aussi.
C’est une prison mentale pour les créateurs.
DES ALLIANCES PLUS FORTES : LA RIPOSTE MONDIALE

Dans le monde francophone, la lutte s’organise.
- En 2024, le Syndicat National de l’Édition (SNE) a remporté une victoire majeure contre le gigantesque site pirate Japscan, responsable de centaines de milliers de lectures illégales.
- Des journaux comme Le Monde et ActuaBD ont publié plusieurs articles alertant sur « le fléau du piratage du manga en France » :
- En Corée, WEBTOON Entertainment a lancé une action DMCA visant plus de 170 sites pirates — un événement repris dans plusieurs médias francophones spécialisés en culture digitale.
L’Afrique peut et doit s’inspirer de ces batailles.
Nous devons construire :
- Des coalitions entre éditeurs, gouvernements et plateformes.
- Des lois adaptées au numérique.
- Des campagnes de sensibilisation.
- Des solutions de paiement simples (mobile money, micro-abonnements).
L’AVENIR QUE MÉRITENT LES BD ET WEBTOONS AFRICAINS

L’Afrique n’est pas en manque de créativité.
L’Afrique n’est pas en manque d’histoires.
L’Afrique n’est pas en manque de talent.
Ce qui manque, c’est la protection et la valorisation.
Mais l’avenir peut changer.
Si les lecteurs acceptent de payer même 50 francs CFA,
si les plateformes locales comme Zebra Comics et autres sont soutenues,
si les écoles, festivals, médias et influenceurs encouragent les créateurs africains…
Alors l’Afrique peut voir naître :
- des IP originales mondialement connues,
- des studios d’animation locaux,
- des héros africains diffusés sur des plateformes internationales,
- une industrie créative qui crée des milliers d’emplois.
L’Afrique a toujours été une terre de récits.
Du feu de camp aux webtoons, la narration fait partie de notre ADN.
Le manga a eu son époque en Afrique.
Maintenant, une nouvelle ère peut commencer.
Le monde a grandi avec les mangas japonais.
La prochaine génération peut grandir avec les webtoons africains.
Article rédigé par Franklin Agogho
